Les artistes peuvent-ils sauver le monde ?
Les jeunes, la technologie, la science, Dieu… Voici une liste non exhaustive de ce qui pourrait sauver le monde selon les défenseurs de certains courants de pensée. Si je ne suis ni un robot, ni une climatologue et encore moins Dieu, à 27 ans, je fais toujours partie de ce qu’on a longtemps désigné comme la “Génération climat”. Marches dans les rues, échanges houleux sur les plateaux TV avec des climatosceptiques et rendez-vous avec des décideurs politiques pour leur demander d’arrêter leurs conneries, s’il y avait un Bingo de l’activiste climat au 21ème siècle, je pourrais cocher (presque) toutes les cases. Résultat, combien de fois me suis-je entendu dire avec un air faussement cool kid “Continue comme ça ! Ta génération va changer le monde !”. Autant vous dire qu’aucun rendez-vous se concluant par cette phrase n’a débouché sur des prises de positions à la hauteur des enjeux.
Alors, forcément, avec une telle introduction, la question “Les artistes peuvent-ils sauver le monde ?”, fait sourire.
Sourire, certes, mais surtout réfléchir.
Car, peut-être comme vous qui me lisez, j’ai déjà pu faire l’expérience du pouvoir des artistes et de leurs oeuvres.
Séparées par plusieurs décennies, j’ai ressenti la détresse d’une Rose qui voit l’amour de sa vie sombrer dans les eaux glaciales de l’océan Atlantique après le naufrage du Titanic. Incompréhension, stupeur, rage… J’ai aussi retracé les heures et les jours qui ont suivi la catastrophe de Tchernobyl dans la série éponyme. Et puis parfois, c’est plus subtil.
Un personnage qui semble parler au vous d’il y a 20 ans.
Une planète lointaine ravagée par les mêmes maux que notre Terre.
Une mélodie familière.
Les artistes ont cette force de saisir une part du réel parfois imperceptible. Ils ouvrent des fenêtres. Tantôt sur nos mondes intérieurs et tantôt sur le futur. “Les artistes sont des sismologues du réel”, c’est ainsi qu’Adrien Rivierre a ouvert la conférence. Selon lui, ce rôle devrait leur permettre d’agir sur notre culture et donc nos pratiques.
Pourtant, vous le concéderez, ce n’est pas franchement une réussite.
Alors, perte de pouvoir ou mauvaise compréhension du rôle des artistes ?
À cette question, la position des intervenants semble claire : réponse B !
Rocio Berenguer, auteure, metteuse en scène et directrice artistique, le dit très spontanément “Je n’agis pas directement sur le réel car il me fait chier. La question du côté performatif des récits, c’est une question à poser à un designer, pas à un artiste.” Si elle se livre avec brio à la mise à jour de nos monstres, les fameuses Bad Weeds, elle fait le constat que, plutôt que des sauveurs de l’Humanité, les artistes sont des fourmis au milieu du capitalisme accéléré et de la pub.
Citoyen brandissant une pancarte ou artiste avec ses toiles, nous aurions donc cela de commun d’être inaudibles. Serions-nous alors une foule d’anonymes armés de crayons de couleur ?
Mais changer nos imaginaires catastrophistes et techno-solutionnistes ne passerait-il pas par ramener un peu de prose et de nuances ? De ces nuances de vert, de rouge et de bleu qui ont déserté nos images.
Littéralement. Ce n’est pas moi qui le dit, mais une étude britannique. En comparant la couleur de 7 000 objets du quotidien qui faisaient partie de la collection d’un musée, en se basant sur les pixels de photos de ces objets, nous avons pu découvrir que, “si les noirs, les gris et les blancs représentaient environ 15% des couleurs vers 1800, ils en monopolisent presque la moitié aujourd’hui”.
Il est donc là, le nerf de la guerre.
Ramener de la diversité. Lutter contre la monoculture artistique.
La mono-quoi ?
La monoculture artistique. Sur ce sujet, c’est Guillaume Désanges, Président du palais de Tokyo, qui en parle le mieux. À la tête de ce qui est aujourd’hui le plus grand centre d’art contemporain d’Europe, il dresse le constat d’un système moderniste excluant.
Nos questionnements se conjuguent au singulier.Sauver LE monde. Raconter L’Histoire.
Dans ce contexte, nos biais narratifs servent autant l’imaginaire dominant qu’ils réduisent notre champ des possibles. Plus qu’une ligne, les histoires recomposées de notre monde ont su nous prouver que le progrès ressemble davantage à un corail : des multitudes de branches se faisant les racines d’autres branches. Et ainsi de suite pour donner naissance à de nouvelles idées, de nouvelles visions.
Telle est l’origine du projet Maskbook porté par Art of Change 21 que Sana Tekaia, cheffe de projet sur le Prix Art Éco-Conception, a présenté lors de la conférence. Avec 10 000 participants dans 40 pays, la structure a voulu défendre l’idée chère à Josef Beuys que « Chaque homme est un artiste ».
Les histoires, ceux qui les racontent et ceux qui les écoutent…
Si les échanges entre les intervenants auront bien illustré la nécessité d’ouvrir le monde de l’art et ses pratiques à plus de diversité pour insuffler un réel changement dans notre société, subsiste un autre front : celui des destinataires.
Car oui, pour changer le monde, faut-il encore que le message soit entendu. Si nous ne sommes pas encore devenus totalement sourds aux bruissements de notre temps, nos bulles étouffent les sons d’ailleurs.
Aussi, issue d’une petite ville de province et d’une famille d’ouvriers, je n’avais pu moi-même mettre les pieds dans un Musée que lors de sorties scolaires. Brèves interactions. Et mon cas n’est pas isolé. Combien d’autres sont restés aux portes de ces institutions ? Beaucoup. Trop.
En réponse, certaines institutions font de la place au street art, à l’art urbain. C’est le pari de Guillaume Désanges qui rappelle que “le Palais de Tokyo, c’est chez vous”.
Reste alors à réinvestir ces maisons.
Déposer nos valises. Ouvrir les volets.